Le 2 janvier 2025, une cour d’appel fédérale des États-Unis, basée à Cincinnati, a annulé les règles de neutralité du Net rétablies par la Commission fédérale des communications (FCC) sous l’administration Biden. La cour a jugé que la FCC avait outrepassé ses compétences en classant l’accès à Internet comme un service de télécommunications (schématiquement service de transport des informations), alors qu’elle le considère comme un service d’information (schématiquement service de contenus). Cette distinction est cruciale, car elle place la réglementation de l’Internet en dehors de la juridiction de la FCC.
Rappelons que le principe de la neutralité du Net vise à garantir un traitement égal de tous les contenus en ligne par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), sans discrimination ni favoritisme. À l’inverse, la fin de cette neutralité permettrait à ceux-ci de moduler la vitesse de débit en fonction des contenus ou de proposer des voies rapides à des utilisateurs privilégiés, ce qui est précisément interdit actuellement. En 2015, sous la présidence de Barack Obama, la FCC avait instauré des règles strictes pour protéger ce principe.
Dans l’immédiat, la décision du tribunal autorise en théorie les FAI à accélérer ou ralentir les échanges, et à négocier des accords commerciaux pour offrir des services de connexion privilégiés. Toutefois, plusieurs États américains dont la Californie ont adopté leur propre loi, ce qui pourrait compliquer la mise en œuvre de cette décision. Pour éviter un patchwork de régulations aux États-Unis, une action législative fédérale serait nécessaire. La récente nomination de Brendan Carr, un opposant à la neutralité du Net, comme futur président de la FCC, laisse penser que ce sujet figurera à l’agenda politique de la nouvelle administration américaine.
À terme, une libéralisation bénéficierait aux FAI, qui pourraient offrir des modèles économiques diversifiés, proposer des offres différenciées et signer des accords exclusifs. Elle serait également favorable aux Big Tech, dont les majors pourraient obtenir des avantages concurrentiels sur les acteurs moins puissants. Il est vrai que les secteurs intéressés sont nombreux, ils correspondent aux usages qui nécessitent des temps de latence faibles : le trading à haute fréquence, les véhicules autonomes, les applications critiques de sécurité et de santé, les jeux en ligne, les services de visioconférence ou encore les applications cloud.
En outre, cela concerne aussi les applications d’automatisation industrielle, en particulier quand elles impliquent l’Internet des objets (IOT). En contrepartie, une telle évolution affaiblirait la concurrence sur les marchés en instituant de nouvelles barrières à leur accès. Ce serait aussi une menace pour de nombreux consommateurs qui pourraient subir une augmentation des tarifs d’accès à Internet ou souffrir du ralentissement des flux de trafic, voire d’une réduction de la diversité des services accessibles.
L’équilibre de l’écosystème du numérique pourrait en être affecté. La fin de la neutralité du Net favoriserait les opérateurs de télécommunications (« telcos ») en leur ouvrant la possibilité de négocier des accords pour les services exigeant des vitesses plus élevées ou un accès prioritaire. Ils pourraient aussi offrir à leurs usagers des offres groupées incluant des services spécifiques (abonnement Internet incluant YouTube ou Netflix, par exemple). De plus, les FAI pourraient rivaliser directement avec les géants du Net comme Google ou Meta dans la collecte et la monétisation des données des utilisateurs, en exploitant leur position unique de contrôle sur le trafic Internet.
Ainsi, la rivalité entre les telcos et les géants du Net en serait relancée. Les uns auraient intérêt à investir dans de nouveaux services et les autres à poursuivre leurs investissements dans les infrastructures de télécommunications pour diminuer leur dépendance. C’est une frontière qui s’effacerait partiellement entre les activités. Les accès prioritaires au réseau favoriseraient le développement des services cloud et de l’IA, deux domaines où la domination des géants du Net est déjà établie et où il est probable qu’elle se renforce [1].
Par ailleurs, la fin de la neutralité du Net est généralement vue comme un facteur limitant de l’innovation, qui est au cœur de la dynamique de la Tech aux États-Unis. Elle aurait en effet pour premier effet de favoriser les entreprises les mieux dotées en capital et d’accroître les coûts d’accès au marché pour les nouveaux entrants. Cela contribuerait à concentrer le marché et à perdre les opportunités éventuelles portées par des technologies de rupture.
À l’échelle internationale, une telle décision des États-Unis accentuerait la fragmentation du Net. Les entreprises américaines de télécommunications et de technologie pourraient consolider leur domination mondiale, mais au prix d’une contestation accrue de la part d’autres nations, en raison du désavantage de leurs acteurs face à des concurrents bénéficiant des standards américains. Dans les faits, ce serait avaliser l’évolution actuelle vers un « splinternet », une toile fragmentée en blocs distincts [2].
Les États-Unis développeraient la marchandisation de l’Internet, la Chine défendrait son modèle de souveraineté numérique et l’Union européenne maintiendrait la neutralité ; les États tiers rejoindraient l’un ou l’autre modèle en fonction de leurs intérêts. Ainsi chaque ensemble disposerait de sa version de l’Internet, avec ses règles, ses standards, ses infrastructures et ses intérêts. La séparation serait à la fois technique avec la différenciation des standards, commerciale avec des services différenciés, juridique avec la localisation des règles, et finalement géopolitique. La balkanisation de la toile contribuerait à la réorganisation des échanges culturels et des flux commerciaux, et pénaliserait les pays les moins développés.
Les organisations multilatérales comme l’Union internationale des télécommunications (UIT) en seraient affaiblies, victimes des difficultés à maintenir un dialogue constructif entre leurs membres. La gouvernance actuelle de l’Internet assurée par l’ICANN [3] ne serait pas directement remise en cause car la question de la neutralité est du domaine des FAI nationaux. Mais son prestige, qui tient à la coopération internationale à l’œuvre sous influence américaine depuis plusieurs décennies, en serait inévitablement affecté. Ce qui constitue un atout politique, culturel et économique pour les États-Unis, pourrait être contesté par des groupes de pays prêts à envisager des dispositifs alternatifs.
En conclusion, la fin de la neutralité du Net aux États-Unis est désormais probable. Elle risque fort d’exacerber les tensions géopolitiques autour d’Internet et de s’inscrire dans un schéma de fracturation du monde, avec son cortège d’inégalités et de conflits.
L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers est l’organisation responsable de la gestion des ressources fondamentales de l’Internet, notamment les noms de domaine (.com, .org), les adresses IP (Internet Protocol) et les protocoles associés. ↑
Cœuré Benoît (interviewé par Alexandre Piquard), « L’IA est la première technologie à être d’emblée dominée par des grands acteurs », Le Monde, 21 septembre 2024. ↑
Garnier Alain, « Le Web non marchand est en train de disparaître », Le Monde, 9 novembre 2024. ↑